Zoom – J’invente la bibliothèque

Chaque fois qu’une de ces Little Free Library ouvre dans une communauté, les médias locaux, curieux, se précipitent. Depuis 2009, le phénomène, parti d’une simple maisonnette pour livres bricolée à la main, revisite l’idée de la bibliothèque. Puis elle est devenue une chaîne d’humanité au magnétisme oprahesque. Ouvrons la porte.
Bill Wrigley a 80 ans. Il travaillait sur son terrain lorsqu’un pick-up rouillé rempli de ferraille s’est garé devant sa maison. Une barbe d’une semaine encrassant ses joues et la dégaine suspecte, le chauffeur s’avance vers lui : « Ma mère ne peut plus sortir de chez elle. Alors chaque semaine, je lui apporte trois livres que j’emprunte dans votre petite bibliothèque. Je voulais vous remercier pour ça. »
Vers la fin de l’année, alors que l’implacable maire Rob Ford annonçait qu’il souhaitait passer la lance thermique dans les budgets des bibliothèques publiques, M. Wrigley piquait sa « Petite Bibliothèque en libre-service » devant sa maison du quartier The Beach, à Toronto. Une coïncidence, et non une prise de position. Sa bibliothèque d’une capacité de 30 livres fait partie depuis décembre dernier de l’organisation à but non lucratif « Little Free Library », le plus grand — et le plus baroque — réseau de bibliothèques au monde. Ouvert à toute heure tous les jours, il ne requiert ni abonnement, ni système informatique, ni porte protégée par des agents de sécurité bourrus. Il n’y a aucuns frais pour les retards et aucun employé à payer.
Le rêve de tout rat de bibli, à l’échelle d’une poupée Barbie.
Allez et prenez
C’est Todd Bol, entrepreneur en commerce international du Wisconsin, qui a cloué la première planche de bois de Little Free Library, à la mémoire de sa défunte mère, professeure et mordue de littérature. Il a ajouté un écriteau « Prenez un livre. Rapportez un livre. » Les gens ont adoré, et vite, les bouquineurs bricoleurs ont fait champignonner le concept en France, au Ghana, en Inde, bref, dans une quarantaine de pays. Pour 25 $, Little Free Library fournit aux apprentis bibliothécaires l’écriteau et un code de suivi. Le site Web propose aussi des plans pour construire cette résidence secondaire pour bouquins, à fabriquer avec du matériel qu’on trouve sous la main.
Les gens sont d’une créativité… un nomade dépose sa microbibliothèque sur son pare-chocs lorsqu’il gare sa roulotte, une autre bibliothèque en boîte, sur l’île Honey Bee, près de la frontière américaine à la naissance du Saint-Laurent n’est accessible qu’en bateau, à La Nouvelle-Orléans, plusieurs sont construites à partir des débris de Katrina. À ce jour, plus de 3000 maisonnettes sont éparpillées, et parfois, elles apportent à lire dans des villages où les habitants n’ont même jamais humé l’odeur des reliures.
Bol, 56 ans, est à la fois honoré et mystifié par l’ampleur du mouvement et il cite l’un des membres du comité de Little Free Library pour tenter d’expliquer la puissance de l’impact. « Facebook a démontré que les gens veulent faire partie d’une communauté et se connecter entre eux. Mais ce qu’ils désirent, c’est un contact en chair et en os. Little Free Library est une sorte de Facebook avec un vrai visage. » Et un vrai livre.
Des gamins qui s’approprient le gazon autour des bibliothèques pour discuter au retour de l’école, des livres de cuisine retournés avec des biscuits au chocolat maison, des voisins qui trouvent enfin un prétexte pas trop tordu pour discuter ; alors que leurs microbibliothèques sont remplies d’œuvres de fiction, Bill Wrigley, Todd Bol et les autres membres ont ramassé des dizaines d’histoires bien réelles à raconter.
Invitation au larcin
Chaque matin, Bill nettoie sa bibliothèque et descend au sous-sol piger dans sa réserve de 200 livres pour renouveler ses titres. Chaque jour, une dizaine d’emprunts s’effectuent, il observe les transactions de sa fenêtre. Les gens ouvrent la porte, regardent à gauche et à droite, par crainte d’être surpris en plein vol, malgré le panneau les invitant à ouvrir la petite porte. Il a des usagers réguliers. « Quand tu as des bons livres, tu reçois des bons livres en retour. Il y a des lecteurs qui m’en apportent des flambant neufs ! »
Chaque libraire mitonne sa thématique, pour ce natif de Côte-des-Neiges, à Montréal, ce sont les « good reads », des essais, des romans « qui te rivent à ton fauteuil », précise l’octogénaire dont l’intonation ressemble à celle d’un amoureux trentenaire. The Girl With the Dragon Tattoo, de Stieg Larsson, a fait douze allers-retours dans sa maisonnette coquettement moulée sur le nouveau pavillon de sa propre bibliothèque de quartier. D’autres ne reviennent jamais.
Il dit « sa bibliothèque », mais elle appartient à la communauté ; en fait, les gens se la sont littéralement appropriée.
Car de façon surprenante, très peu de cas de vandalisme envers les Little Free Library sont répertoriés. « Quand ça arrive, c’est quelqu’un de saoul qui s’est accoté sur la porte et qui l’a brisée », explique M. Bol. Même dans le quartier touristique et achalandé de Bill Wrigley, les bibliothèques en libre-service sont sous une bonne étoile. « Les jeunes sacrent et boivent jusqu’à tard la nuit près de chez moi, mais ma microbibliothèque est intacte », dit-il. Je me sens en sécurité. On m’a raconté qu’aux États-Unis, la porte de la bibliothèque d’un propriétaire a été arrachée, et quand l’homme est sorti, il a vu quelqu’un s’éloigner dans la rue. Il l’a interpellé en criant : “Hey ! C’est à moi !” La personne s’est retournée en répondant : “ Je sais ! Je pars chez moi la réparer !” »
Construction à échelle humaine
L’idéateur de ces bibliothèques trouve que ça fait sortir l’humanité chez l’être humain. « Ça ouvre la porte sur comment on peut s’entraider et échanger entre nous », constate Bol. Chacune de ces œuvres faites à la main bâtit en réalité quelque chose de plus grand. Des bibliothèques en libre-service ont été envoyées au Japon après le tremblement de terre et le tsunami, des groupes de scouts, des étudiants en architecture, et même des prisonniers en fabriquent pour les distribuer aux communautés défavorisées et dans les villages privés de bibli.
Bien que sa vocation de bibliothèque ne pourrait être plus claire, parfois, la cabane de
M. Wrigley est méprise sur sa fonction. Au début, le camelot de Bill, qui avoue avoir lui-même livré Le Devoir dans sa jeunesse, y déposait le journal. Parfois, lorsque les gens rapportent un livre, ils laissent une note. Souvent des remerciements. Un jour, il a trouvé un dessin, réalisé par une fillette de première année, qui habite près de chez lui. « Elle a dessiné sa maison et dans la fenêtre, il y avait écrit: “Merci ! ” Je crois qu’elle voulait me montrer où elle habitait. » Il l’a aimanté sur son frigo. « Les gens laissent ce genre de cadeau. C’est très gentil. »
Après ça, qui dira que les gens heureux n’ont pas d’histoire?