La saga du pavillon russe d’Expo 67 - Enquête sur un symbole de la guerre froide

De l’Expo 67 on a gardé le fameux pavillon américain - le dôme de Buckminster Fuller, devenu la Biosphère de l’île Sainte-Hélène. Mais qu’est-il advenu de son rival, guerre froide oblige, le pavillon russe ?
C’est ce qu’exposera l’historien français Fabien Bellat dans une conférence à la Maison de l’architecture du Québec ce lundi soir. Ses recherches, menées de Montréal à Moscou en passant par New York, ont pris l’allure d’une véritable enquête. L’architecte même du pavillon, Mikhaïl Posokhine, proche du Kremlin, n’a laissé que peu de traces documentaires derrière lui.
« L’ombre des services d’espionnage plane derrière lui », lance au téléphone l’historien français, jusqu’à tout récemment chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal.
Un constat qui vaut encore plus pour l’ingénieur principal de la construction du pavillon, un certain Rudolf Kliks, le seul de l’équipe russe qui ait dû s’inscrire à l’Ordre des architectes du Québec et « sur qui je ne trouve rien », indique le chercheur. « Les archives ont été purgées. C’est un de ces spécialistes qui travaillaient à la Bourse de commerce soviétique de New York, envoyé pour faire de l’espionnage industriel. »
Docteur en histoire de l’art de l’Université Paris X, Fabien Bellat se passionne pour l’architecture soviétique. Ses travaux portent sur l’impact de la propagande dans la création et sur les échanges entre la Russie et les autres cultures du xxe siècle.
« Les Soviétiques se sont intéressés à l’architecture américaine pour l’adapter en URSS. Ne serait-ce que pour les gratte-ciel, ils ont fait littéralement de l’espionnage industriel. » Comme quoi, même l’architecture fait écho aux luttes politiques intestines. Un essai de sa main sur le sujet, qui intégrera les éléments de sa conférence québécoise, sera publié en décembre aux Presses universitaires de Rennes.
Temps fort de l’affirmation identitaire du Québec, l’Expo 67 coïncide aussi avec une tension aiguë entre les États-Unis et l’URSS. Après le refus de l’URSS de participer à l’Exposition de New York de 1964, le rendez-vous de Montréal « concentr [e] symboliquement la rivalité opposant les États-Unis à l’URSS dans leur lutte pour la suprématie mondiale », écrit l’historien dans le texte de sa conférence, qui sera mis en ligne d’ici quelques jours sur le site maisondelarchitecture.ca
Les expositions universelles permettent aux nations de « vanter leurs mérites », y rappelle M. Bellat. Si le public se bousculait au pavillon russe - l’un des plus visités avec le dôme américain - pour voir les premiers spoutniks et les premières photos de la Lune, Moscou en profitait aussi pour « installer son régime dans les imaginaires mondiaux ».
Ironiquement, c’est l’URSS qui devait accueillir la manifestation de 1967, élue au cinquième tour du vote par le Bureau international des expositions, au terme d’une chaude lutte avec le Canada (16 voix contre 14). Mais Moscou déclara forfait en 1962, remettant la candidature canadienne à l’avant-plan.
Si Mikhaïl Posokhine récolte le titre de concepteur du pavillon russe, c’est en fait à l’architecte Constantin Melnikov, vedette de l’Exposition de Paris 1925, que l’on doit l’élément distinctif de sa signature : le voile de métal avançant vers le ciel telle une houppette de fierté « symbolisant poétiquement l’avancée de l’URSS », note M. Bellat. « Posokhine reconnut la qualité de cette idée : il se l’arrogea, la phagocytant au travers d’une esthétique certes plus contemporaine, mais également plus frigide. »
Ce qui a le plus mystifié l’historien français, ce sont les péripéties entourant la réalisation du pavillon russe et son coût exorbitant pour l’époque : 15 millions de dollars, alors que le dôme américain en a coûté 9. Il découvre alors que plusieurs éléments ont été construits par une firme italienne à Lyon (mais avec des matériaux surtout soviétiques), faisant exploser les coûts, d’autant plus qu’il a fallu le démanteler pour le rapatrier en Union soviétique après l’Expo.
« Il a fallu mettre le bâtiment deux fois dans un bateau, c’est totalement absurde d’un point de vue économique », lance-t-il. Mais pour un pays fermé qui fait alors le plein de connaissances en ingénierie mondiale, la facture vaut son pesant d’or.
Même si aujourd’hui, le fier pavillon est laissé à l’abandon, inutilisé, dans un parc moscovite. Ce qui fait dire à l’historien qu’il s’agit sûrement du plus « dantesque » de tous les parcours de pavillons d’exposition.