Les savants du dixième art

Le docteur en cinéma Bernard Perron a convaincu les instances supérieures de sa noble institution de développer le programme en études savantes du «dixième art», après le cinéma (7e), la télévision (8e) et la bande-dessinée (9e).
Photo: Annik MH de Carufel - Le Devoir Le docteur en cinéma Bernard Perron a convaincu les instances supérieures de sa noble institution de développer le programme en études savantes du «dixième art», après le cinéma (7e), la télévision (8e) et la bande-dessinée (9e).

Le laboratoire de l'Université de Montréal (UdeM) a des allures de sous-sol de banlieue: des écrans plats (dont un 3D), deux ou trois vieilles télés à tubes, quelques manettes, des étagères remplies de cassettes et de disques, des tables et des fauteuils dépareillés. Le doctorant Guillaume Roux-Girard présente fièrement une des dernières trouvailles de l'équipe, une Atari Jaguar, console à cartouches qui ne connut qu'un succès limité à une époque très lointaine, il y a 20 ans.

«Il a dû se créer plus de 100 000 jeux dans le monde depuis un quart de siècle», explique-t-il en ajoutant que «certains étudiants possèdent plus de jeux que nous».

Le professeur Bernard Perron, maître ou enfin docteur des lieux, arrive à son tour au rendez-vous. Il apporte la livraison du matin, une boîte remplie de nouveautés, gracieuseté de Warner, une vingtaine de jeux en tous genres au total, dont beaucoup adaptés du cinéma et de la télé: The Bachelor, Transformers, Green Lantern...

Le savant farfouille dans le paquet. «Ho! F.E.A.R. 3, c'est bon pour moi ça», dit-il tout excité en exhibant le boîtier du jeu de tir subjectif tout en fournissant la justification: «Cette session, je donne un cours sur le cinéma d'horreur et un autre sur le jeu vidéo d'horreur...»

Penser le jeu

Tout ici dépend de ce professeur atypique et attachant. Docteur en cinéma, il assume un look «métalleux» qui détonne avec les habits mal coupés des autres intellectuels à pipe (ou l'équivalent post-tabac, on se comprend). Gamer depuis des années, spécialiste mondialement reconnu du jeu vidéo, il a convaincu les instances supérieures de sa noble institution de développer le programme en études savantes du «dixième art», après le ciné (7e), la télé (8e) et la bédé (9e). La mineure existe depuis septembre et dès l'inauguration, des candidats se sont bousculés aux portes pour les 40 et quelque places.

«C'est un programme unique au monde qui vise la formation de penseurs critiques du jeu vidéo, explique fièrement son créateur, titularisé l'an dernier. On vit en somme ce qu'ont vécu les études cinématographiques au moment de leur acceptation comme discipline à part entière il y a plusieurs décennies. De mon vivant, j'aurai donc eu la chance de participer à la naissance d'une nouvelle discipline universitaire. Tout est à faire. On part de la base. C'est passionnant.»

Lui-même a contribué largement à asseoir la notoriété savante de la ludologie et à l'étendre mondialement. On lui doit notamment deux volumes de The Video Game Theory Reader (2003 et 2008) et un essai tout neuf intitulé Silent Hill: The Engine of Terror (The University of Michigan Press) sur ce jeu de type Survivor hyperpopulaire, bientôt décliné en une huitième mouture et une deuxième adaptation cinématographique.

«Les premières études universitaires remontent à une dizaine d'années, dit M. Perron, dont on peut suivre la production sur ludicine.ca. Le secteur explose maintenant avec des collections universitaires, des revues, des colloques, des doctorats, tout un appareil critique pour comprendre ce phénomène contemporain qui implique des dizaines de millions de personnes et génère des milliards d'activités économiques.»

Le programme de premier cycle rattaché au Département d'histoire de l'art et d'études cinématographiques ne propose pas de cours pratico-pratiques de design ou de programmation comme ceux offerts par d'autres facultés. Il s'agit bel et bien d'une mineure théorique, avec des cours sur l'histoire et les genres et du jeu vidéo, l'esthétique vidéoludique, l'immersion en univers médiatisés, la scénarisation et la diffusion sur les nouvelles plateformes.

Les principes et les méthodes empruntent à d'autres disciplines, dont le cinéma, la communication, la sociologie et la littérature. L'objet, lui, demeure entièrement et totalement original.

«C'est un problème classique de colonisation de la discipline, poursuit le ludologue. Dans le jeu vidéo, il y a vidéo et on peut donc l'aborder avec toutes les perspectives d'études de l'image et du son. Il y a jeu aussi, et il faut donc considérer cet aspect. [...] En plus, le jeu vidéo demeure très personnel. Au cinéma, on voit tous la même scène. Par le jeu, chacun fait sa propre expérience. Les discussions en cours n'en deviennent que plus passionnantes.»

Il cite les théories sur la culture participative d'Henry Jenkins, professeur au MIT de Boston. Internet, la dématérialisation et les réseaux sociaux permettent l'émergence d'une nouvelle forme de culture, de partage et d'échange. Le programme s'en ressent. «Nos cours eux-mêmes sont très marqués par l'interactivité. Les étudiants tiennent à interagir, à participer, à livrer leurs expériences. Ça aussi c'est très stimulant.»

Le professeur Perron dirige en plus des étudiants au second et au troisième cycle. Une demi-douzaine de doctorants gravitent autour de lui et son impressionnant C.V. en ligne reprend les titres intrigants des thèses et mémoires: Jeux et enjeux du récit vidéoludique; L'écoute de la peur: une étude du son dans les jeux vidéo d'horreur; La notion de jeu dans la franchise SAW ou encore L'étude générique du jeu vidéo comme base d'une typologie de l'interactivité. Un colloque international sur le zombie est en préparation pour l'été prochain.

Pour l'instant, à peu près un étudiant sur dix du département s'inscrit à la mineure. Les perspectives de développement semblent exponentielles.

«Mes étudiants sont des passionnés, explique finalement le théoricien du dixième art. La plupart arrivent ici avec une grande pratique de jeu et notre objectif, c'est de les faire réfléchir à cette matière qui les captive. En plus, les diplômés se placent assez facilement parce que les autres universités se mettent aussi à l'étude du jeu vidéo.»

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