Dans l'épicentre du tsunami Tintin

Le Devoir à Bruxelles - C'est le même manège qui se joue chaque matin depuis plus d'un siècle, place du Jeu-de-balle dans le quartier des Marolles, le plus ancien de la capitale belge. Sur le pavé, entre les platanes, beau temps, mauvais temps, les antiquaires y déploient leurs trouvailles sous le nez des chineurs en quête de pièces rares et de vieilleries. On scrute, on évalue, on négocie, on contemple et surtout, on tisse des liens, par l'objet, entre passé et présent.
L'endroit est connu. Couru aussi des touristes. Mais hier, le célèbre marché aux puces de Bruxelles avait aussi un petit quelque chose de plus. Hasard sans coïncidence, un Bruxellois anonyme s'y promenait en effet avec son petit chien blanc, inspirant du coup une vision persistante: celle d'un trois-mâts miniature baptisé La Licorne, sur la natte d'un marchand ambulant, comme dans les premières cases du Secret de La Licorne, les aventures de Tintin imaginées en 1943 par Hergé, portées à l'écran en 2011 par Steven Spielberg et qui depuis quelques jours font drôlement battre le coeur de la ville.«C'est inévitable», lance Jean Auquier, sous le regard bienveillant du buste de Tintin qui, après avoir passé 30 ans sur le bureau d'Hergé, trône désormais au pied des escaliers du Centre belge de la bande dessinée (CBBD), rue des Sables, qu'il dirige. «Ça n'arrive qu'une seule fois dans l'histoire de la bande dessinée: le meilleur raconteur d'histoires au cinéma rend hommage au plus célèbre raconteur d'histoires en bande dessinée et c'est ici que cette nouvelle aventure commence.»
«Born in Brussels» (né à Bruxelles). Les mots posés sur la gigantesque toile mettant en scène le héros à la houppe déployée au-dessus de la place de Brouckère, au centre-ville de la capitale belge, donnent le ton de la démesure: à cet endroit, cet après-midi, Les aventures de Tintin: le secret de La Licorne, transposition sur grand écran et en 3D de l'univers d'Hergé par le duo Spielberg à la réalisation et Peter Jackson aux effets spéciaux va être dévoilée en avant-première mondiale, en présence du réalisateur et de sa distribution. Un deuxième lancement est prévu également en soirée à Paris avant une sortie de l'opus partout en Europe, le 26 octobre prochain et le 23 décembre en Amérique du Nord.
«C'est un peu comme un double retour aux sources, résume le tintinologue Benoit Peeters, également scénariste de la série Les cités obscures. Tintin est né à Bruxelles, mais il a aussi démarré sa carrière en 1930 par un grand mouvement de foule orchestré dans cette ville par le directeur du journal Le Vingtième Siècle.»
À l'époque, le jeune reporter vit, avec son fidèle Milou, ses premières aventures au pays des Soviets, par épisode dans le supplément jeunesse du journal Le Petit Vingtième. Pour célébrer la livraison de la dernière planche, Norbert Wallez met alors en scène à la gare du Nord le retour du héros, avec un acteur sortant d'un train avec son chien. Au coeur des années sandwich, la jeunesse belge est en liesse.
«Pour Hergé, ça a été un moment important, dit Peeters. Il a pris conscience de la force de son personnage et cet événement aura finalement été le déclencheur de la saga Tintin», qui à l'origine avait été imaginée par son créateur pour ne pas aller plus loin que ce récit fondateur.
Une nouvelle vague
Près de 30 ans après avoir approché Hergé pour l'adaptation de son univers au cinéma, après quelques tentatives manquées et surtout 135 millions d'investissement plus loin, Steven Spielberg doit certainement rêver à la même destinée pour sa relecture de Tintin qui pourrait bien donner le coup d'envoi, dans une nouvelle génération et dans de nouveaux marchés, d'une deuxième vague d'adoration de ce personnage pour le moins étonnant: sa dernière aventure remonte à 1976. C'était Tintin et les Picaros. Depuis, il n'a rien fait de nouveau, mais continue malgré tout à marquer les esprits.
«Amener la bande dessinée belge à Hollywood, c'est une confrontation intéressante, mais cela reste une idée un peu baroque, lance, attablé dans une brasserie bruxelloise, le scénariste Jean-Claude de la Royère. Tintin fait partie de l'histoire. Ce qui se fait aujourd'hui en bande dessinée, ce n'est plus ça. Est-ce que les jeunes vont être séduits par le personnage? Sans doute dans sa version actualisée à l'écran. Mais cela ne va pas forcément les conduire vers le Tintin des bandes dessinées qui vit dans un environnement où les téléphones sont encore à fil et où les bulles contiennent beaucoup trop de mots.»
Cette nouvelle séduction du célèbre reporter par l'image animée, le film de Spielberg présenté hier soir à Bruxelles en avant-avant-première mondiale à une poignée de journalistes, l'annonce sans aucun doute avec son rythme soutenu et son esthétique contemporaine unique induite par la technique de la capture de mouvement, utilisée dans le film Avatar de James Cameron. Elle inscrit des mouvements d'acteurs dans des univers d'images de synthèse.
En 107 minutes d'action, pleines d'humour et de citations convaincantes du monde créé par Hergé, le père de E.T. puise dans Le secret de La Licorne et Le crabe aux pinces d'or, deux albums sans lien, qu'il assemble habilement pour créer un divertissement familial dont il a le secret de la recette, et surtout le rêve qu'il a un jour de 1983 exposé à la veuve d'Hergé: faire de Tintin un «Indiana Jones pour enfants». La mort a empêché, cette année-là, les deux hommes de se rencontrer.
«Tintin n'avait jamais été bien servi au cinéma... jusqu'à maintenant», résume Benoît Peeters.
Assis dans le lobby du Musée Hergé de Louvain-la-Neuve, Nick Rodwell, grand patron de Moulinsart SA, gardien de la mémoire d'Hergé qui a cédé à Spielberg les droits d'adaptation de Tintin, fait preuve de réserve. Souvent exposé à la critique, depuis deux ans, l'homme a décidé de ne plus parler à des journalistes. Pour Le Devoir, il a fait toutefois hier une petite exception: «Nous sommes heureux d'avoir cette avant-première ici, c'est sûr, dit-il avec son accent d'homme d'affaires britannique devenu le nouveau mari de la veuve d'Hergé. Ça n'aurait pas pu se faire en Slovaquie ou en Pologne. Même si nous allons prendre part aux festivités, nous ne nous arrêtons pas trop à ça, car nous sommes toujours en mouvement.»
Plus loin dans ce bâtiment, sorte de mausolée érigé en banlieue de Bruxelles à la mémoire d'Hergé, Roger Vangeneberg, administrateur des lieux et ex-président des éditions Casterman, qui accompagnent depuis toujours Tintin dans sa version imprimée, se montre un peu plus loquace. «On peut s'attendre à ce que Spielberg, avec ce film, fasse aller Tintin ailleurs, dans une autre direction, mais nous n'avons pas de craintes que cela le dénature.»
Et pourtant. À Bruxelles, depuis quelques jours, tout l'environnement semble pourtant démontrer le contraire. À l'aéroport, le visiteur est accueilli par une publicité pour le Thalys, le train à grande vitesse qui relie Paris à la capitale belge et qui est désormais «vendu» par Tintin, sous les traits pixelisés de l'acteur britannique Jamie Bell. Il fait la même chose pour les voitures Peugeot.
Le personnage se décline également, avec Haddock, Milou et un side-car sur une affiche publicitaire pour le roi du burger-frite McDonald, seul pour les biscuits industriels Pitch et en groupe sur des verres offerts par les stations-service Total. Mille milliards de mille sabords, comme dirait l'autre.
Des produits dérivés qui, en attendant ceux du deuxième opus de Tintin au cinéma, Le temple du soleil, sur lequel planche Peter Jackson pour 2012, pourraient bien un jour se retrouver dans les cartons des marchands ambulants du marché aux puces de Bruxelles où hier, aucune réplique de La Licorne n'était finalement en vue. «Je me demande s'il y en a déjà eu ici», lance en souriant Cécile, antiquaire spécialisée dans les masques africains et les vieilles médailles au centre de cette place remarquablement bien reproduite par Spielberg en ouverture de son film. Et elle ajoute: «Il faut dire que dans les dernières années, la qualité a beaucoup baissé ici aux alentours. C'est à cause de la crise.»
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Les frais de transport aérien de notre journaliste ont été pris en charge par Air Canada ainsi que par Tourisme Wallonie-Bruxelle.