Gil Courtemanche 1943-2011 - L'homme aux douces colères

D'une fougue impétueuse, obstiné, parfois intraitable mais toujours brillant. Le journaliste, essayiste et écrivain Gil Courtemanche aura dit cent fois tout haut ce que plusieurs pensaient tout bas. Nul n'oubliera sa voix posée et rauque, à l'âpreté accentuée par les multiples traitements reçus pour combattre un cancer du larynx. À la fin, elle n'était qu'un souffle. Un souffle finalement éteint, car l'auteur du célébré Un dimanche à la piscine à Kigali est mort dans la nuit de jeudi à hier d'une hémorragie. Il avait 68 ans.
Lui qui ne voulait pas mourir seul, comme le dit le titre de son autofiction si personnelle, aura rendu son dernier souffle en état d'abandon. Sentant encore les relents d'une peine d'amour. «Il avait appris son cancer peu après sa séparation. Oui, c'était une crainte pour lui de finir sa vie seul, de ne pas avoir d'amour. En ce sens, il s'est sûrement senti seul, a raconté sa soeur Sylvie Courtemanche, la voix brisée. Mais on était une grosse famille et il y avait toujours quelqu'un qui passait le voir, nous ou nos conjoints. On lui amenait ses journaux. Il ne pouvait pas parler. On ne l'a pas laissé seul.»Né à Montréal, Gil Courtemanche embrasse la vocation de journaliste alors qu'il a à peine 20 ans. À compter de 1962 et pendant près de 30 ans, on le verra sur plusieurs scènes, notamment à Télé-Québec, où il conçoit en 1978 Contact, la première émission d'affaires publiques de la chaîne, et à Radio-Canada, où il sera tantôt animateur, analyste, correspondant et grand reporter. Fin observateur et excellent vulgarisateur, il écrira sur la famine en Éthiopie, la guerre au Liban, le génocide au Rwanda. Il fera voir les misères du monde, qu'il semblait si bien comprendre. «Il se reconnaissait, d'une certaine façon, mieux dans le malheur des autres que dans le bonheur», a dit sa fille Anne-Marie.
Une mort subite
Demeuré convalescent, peu de gens le savaient à nouveau malade. Son départ a frappé de plein fouet. À commencer par le directeur des éditions du Boréal, Pascal Assathiany, à qui Gil Courtemanche avait dernièrement envoyé des textes en vue d'un prochain recueil. «Comme toutes choses de cet ordre qui arrivent subitement, c'est un choc. On perd une voix. On ne le lira plus», dit M. Assathiany. Après ses Douces colères, qu'il a publiées en 1989, et Nouvelles Douces colères en 1999, cet ouvrage en préparation aurait été une fois de plus l'expression de cette intarissable indignation. «Il était en colère tout le temps, mais c'est ce qui faisait sa force. Il n'est pas de ces gens qui se satisfont béatement.»
Impossible à museler, ce Gil Courtemanche. Tout récemment, il rassurait la rédactrice en chef du Devoir en disant espérer reprendre sa chronique du samedi dès septembre. Pas de doute que même au plus fort de ce mal qui le rongeait, il était attendu. «Il avait peur que l'irrégularité de ses chroniques en raison de sa maladie lui fasse perdre sa tribune. Il n'en a jamais été question, on tenait à cette parole-là», souligne Josée Boileau.
Même qu'elle avait été désirée, cette voix militante qui vociférait à gauche, sans filtre aucun. «Ce genre de point de vue qui dérangeait l'establishement était important pour une presse indépendante comme la nôtre. Il n'y a pas de doute que c'était un plus que de l'avoir», note l'ancien rédacteur en chef du Devoir Jean-Robert Sansfaçon, qui avait senti le besoin de confier une chronique à ce libre-penseur de la gauche, il y a exactement dix ans.
C'était au temps d'Un dimanche à la piscine à Kigali, que Gil Courtemanche avait écrit à temps perdu, assis au bar de Mille collines au Rwanda. En plus d'être porté au grand écran par Robert Favreau, ce succès critique et populaire a été traduit dans plus de 20 langues et lui a valu le Prix des libraires. Cela aurait facilité par la suite l'ouverture des portes du Tribunal pénal international à La Haye, où il a agi comme conseiller au bureau du procureur.
Pas si douces colères
Gil Courtemanche, c'était l'homme des Douces colères, mais qui n'étaient, au fond, pas toujours douces. Par ses paroles incendiaires, son caractère «soupe au lait» — dira sa soeur Sylvie —, son air malcommode, Gil Courtemanche s'attirait souvent les foudres des gens autour de lui. Brandissant sa liberté de parole à bout de bras, il ne mâchait pas ses mots pour défendre une cause. Quitte à se retrouver seul au front, à se clochardiser. C'est ainsi qu'il a refusé d'être en lice pour les Grands Prix littéraires Archambault, affirmant ainsi son appui aux journalistes du Journal de Montréal mis en lockout par leur employeur, Quebecor.
Les retentissants coups d'éclat de ce «franc du collier» sont signes qu'il ne fait pas de concession avec la vie, ni avec les puissants de ce monde. «C'est sa marque», constate M. Assathiany. Sa fille Anne-Marie aurait apprécié un peu plus de dentelle. «Il ne disait pas toujours les choses de façon élégante et ça lui posait problème. Il pouvait aussi refuser des emplois payants parce que c'était contre ses principes. Ils étaient plus importants que tout», dit-elle. Il s'est tenu debout, son père. C'est aujourd'hui un legs dont elle s'enorgueillit.
Ça, et son amour des voyages et de la musique. Passionné de jazz, Gil Courtemanche couvrait pour des journaux les festivals. Il est aussi l'auteur de la chanson Les Yeux de la faim, mise en musique par Jean Robitaille, une sorte de We Are the World québécois, composé pour les victimes de la famine en Éthiopie dans les années 80. Et certains seraient étonnés d'apprendre que cet intellectuel et spécialiste de politique internationale a réalisé des documentaires sur Kashtin et Roch Voisine, et collaboré... à la série Moi et l'autre.
«Je ne comprenais pas [...] pourquoi il n'est pas possible d'aimer Céline Dion et Ravel avec autant de passion et pourquoi aimer Les Plouffe me mettait en conflit d'intérêts avec mon amour de Rimbaud, écrivait-il dans Douces colères. Pourtant ce sont les mêmes larmes que je verse quand j'apprends la mort de René Lévesque, quand j'écoute Lady in Red de Chris de Burgh et lorsque dans les années cinquante, Tony Leswick a donné la coupe Stanley à Detroit en prolongation, avec un faible lancer de la ligne bleue.»
Un tendre sans pudeur
Sous des dehors de vieux garçon mal engueulé et arrogant, Gil Courtemanche était avant tout un homme sensible. «À part lorsqu'on partait une discussion enflammée sur la politique, ce n'était pas Gil qui prenait le plus la parole autour de la table chez nous. Les personnes qui crient le plus fort ne sont pas les moins sensibles, soutient sa soeur Sylvie, qui dirige les Francouvertes. Gil, c'était un tendre dans le fin fond.»
Cette tendresse a surtout transparu dans ses romans, écrits d'une plume divine, dont deux sur quatre ont été portés au grand écran. Son dernier livre, Je ne veux pas mourir seul, a été livré sans pudeur. Un roman sur son cancer et la rupture d'avec la femme de sa vie, qu'il revendique comme «autofiction». «Le contenu, c'est de "l'auto", la fiction n'étant là que comme un crémage sur un gâteau funèbre», disait-il l'hiver dernier en entrevue radiophonique.
La mort, la vie, la mort, la vie. Ainsi était rythmé de chapitre en chapitre son dernier ouvrage, cette épitaphe sur l'amoureux de la vie qu'il a été. Et comme toujours, la mort, inexorable, a fini par s'imposer au dernier chapitre.