D’abord, l’observation vous semble-t-elle juste: la culture est-elle maintenant bardée d’utilitarisme et l’art trouve-t-il ses justifications premières dans le marché? Comment caractérisez-vous et qualifiez-vous cette situation?
La façon dont vous posez la question me paraît juste. Il reste par bonheur nombre de lieux et d’acteurs qui résistent à l’emprise de ce discours d’asservissement économiste, mais il est vrai que la tendance très largement dominante est bien celle d’une mercantilisation générale des esprits et, par suite, des pratiques.
Pour en rencontrer un exemple des plus communs, il suffit d’écouter la façon dont les invités sont présentés dans les émissions dites «culturelles» et dans les talk-shows à la radio ou la télévision. Cela donne lieu à des exercices d’adoration extatique de ce type : «Voici X qui a vendu 15 millions d’exemplaires de son dernier album. Waouh !» ou «C’est un honneur de recevoir Y qui a conquis le cœur de centaines de milliers de lecteurs. Waouh !»
Il ne faut pas s’y tromper: ce genre de propos est plus retors qu’il n’y paraît. Ils laissent et font croire que le fait d’avoir vendu énormément est en soi un critère de qualité musicale ou littéraire et qu’il y aurait dans l’énormité des chiffres de vente une manière de vertu: les acheteurs seraient allés spontanément, naturellement vers la musique de X ou les romans de Y. C’est évidemment faux. La demande est créée de toutes pièces et l’émission dans sa forme même fait partie intégrante du processus de fabrication du succès de X ou de Y.
Comment expliquez-vous cet emportement dans l’utilitarisme et le tout au marché y compris dans le discours provenant de la culture et des arts ? De quand date cette mutation? S’est-telle amplifiée récemment ?
Il résulte d’un ensemble de causes d’ordres différents, mais les plus importantes d’entre elles proviennent de l’impact que trois phénomènes idéologiques ont eu sur les mentalités à partir des années 1980. Le double triomphe corrélé de la «révolution conservatrice» (de Mme Thatcher à M. Harper) et du néo-libéralisme (de M. Reagan à Mme Lagarde) a conduit tout droit vers l’émergence d’une mercantilisation générale des esprits de surcroît parée des atours d’un moralisme vertueux.
Ce triomphe a largement profité d’une incapacité des discours d’opposition (de gauche au sens large) à défendre la nécessité d’une création culturelle libre et critique pour la raison qu’ils l’avaient eux-mêmes reliée à des «grands récits militants» (Marc Angenot) alors largement en déclin. Dans de telles circonstances, la doxa économiste n’a eu aucun mal à occuper tout le terrain, et nos petites lâchetés ordinaires (je me mets dans le lot) ont fait le reste.
Entendons bien qu’il ne s’agit pas de nier que la culture a toujours accompagné les marchands et qu’elle a besoin de ses propres marchands (des éditeurs, des diffuseurs, des artisans, etc.), mais de rappeler que la création littéraire et artistique doit être aussi libre que possible pour assumer le rôle multiple et complexe qui lui a été dévolu depuis — grosso modo — les premiers élans avant-coureurs de la Renaissance: rôle de soutien critique aux projets d’émancipation individuelle et collective, de consolation face à la souffrance, de critique des évidences conjoncturelles, de lecture inventive du monde tel qu’il va, de mise en crise des idéologies, de brouillage et d’opacification des argumentaires monologiques, de liaison entre la recherche d’un idéal esthétique et le désir d’élévation morale ou spirituelle, d’affrontement de l’horreur et de l’ignoble (la littérature de recherche contemporaine ne dit que cela: l’ignoble règne), de citrouillisation des puissants (le roi, fut-il celui des marchands, est nu), etc.
Les œuvres qui en ont résulté n’ont jamais pu le faire qu’en bataillant contre des tentatives d’instrumentalisation issues de pouvoirs externes, religieux d’abord, politiques ensuite, économiques hier et aujourd’hui. Les traces de ce combat permanent sont innombrables et c’est un combat permanent et de longue durée (vous en trouveriez des linéaments dans la poésie de Rutebeuf), qui devient une question intéressant toute la collectivité à partir du moment où se met en place l’économie de marché, autour de la grande crise des romantismes européens. Une œuvre comme Chatterton de Vigny peut servir de point de repère.
Ce qui semble disparaître aujourd’hui, c’est ce combat ou, plutôt, ce débat entre l’art et l’argent. Des intellectuels comme Walter Benjamin ou Theodor Adorno ont écrit là-dessus des essais fondamentaux dès les années 1930. En cela il y a bien eu une amplification récente. Quand des artistes, des éditeurs, des directeurs de théâtre, des animateurs socio-culturels adoptent le discours d’asservissement économiste et, forcément, les valeurs, les sophismes, les images dont il est porteur, ils abandonnent cette liberté gagnée de haute lutte et en tuent à moyen terme la possibilité même.
Quels sont les effets de cette dérive idéologique pour la création elle-même dans votre secteur?
L’effet en est que la création devient tôt ou tard formatée par les exigences de rentabilité immédiate. L’un des exemples les plus courants quand on évoque de type de questions est celui du cinéma dit «d’auteurs» italien et allemand qui, dans le dernier tiers du XXe siècle, atteignit une très grande qualité (Fellini, Scola, Antonioni, Visconti, Fassbinder, Wenders, Herzog, etc.) Le privilège bientôt accordé aux grosses productions, avec budget énorme, casting starifé et prévisible, gros effets spéciaux, annonces publicitaires à la plus grande échelle, spéculation sur les bénéfices incluant la corrélation de la vente du film avec celle de gadgets et de produits multimédias (etc.) a été la cause première de leur déclin.
De tels emballages financiers ont des conséquences directes sur l’écriture des scénarios, sur les façons de cadrer et de filmer, sur le jeu des comédiens. Hystérisation des affects et des pulsions, psychologies primaires, situations pathétiques, stéréotypes mis au goût du jour, manichéisme des affrontements, performances physiques ou mécaniques, tout concourt au spectaculaire et à créer des rapports de fascination entre le spectateur et ce qu’il voit ou entend.
Le problème n’est pas et n’a pas été que ce cinéma de grande diffusion existe, mais bien qu’il a occupé tout le terrain, que le soutien des pouvoirs publics au cinéma d’auteurs est allé diminuant, que ses lieux de diffusion (petites salles et salles spécialisées) se sont raréfiés, que les jeunes n’ont plus été mis en contact durant leur formation avec le cinéma de recherche.
Et dans votre propre secteur?
Mon secteur est celui de la littérature et de son enseignement. Les effets y sont les mêmes qu’ailleurs: premièrement, tout ce qui n’est pas immédiatement rentable est tenu pour pittoresque ou supprimé ; deuxièmement, la pensée et la création elles-mêmes sont fortement incitées à se plier à la loi des deniers. Des exemples? Il en pleut.
Ce sont des raisons de chiffrage d’audience («audimat») qui ont officiellement conduit à la disparition de la Chaîne culturelle de Radio-Canada et d’émissions littéraires de qualité, basées sur une forte réflexion critique (elles étaient animées par des intellectuels comme Jean Larose, Jean-Pierre Denis, Stéphane Lépine ou Georges Leroux).
Sur les étagères des librairies, je n’ai aucune peine à trouver les derniers best-sellers en vogue. Une grosse bandelette aguicheuse capsule ledit opuscule: le montant des exemplaires vendus accompagne souvent l’épithète valorisante («vibrant» a la cote). Dans bon nombre de cas, la qualité du livre se mesure désormais au poids, c’est-à-dire au nombre de pages (son rapport au prix de vente est donc le rapport qualité/prix). Sur le plan générique, rien ne vaut une bonne petite «saga» (toute succession de livres est appelée ainsi) et il s’en trouve partout, ce qui ne sera pas le cas de la poésie, qui n’est pas présentable puisqu’elle ne se vend pas.
La critique littéraire dans les quotidiens est devenue fort curieuse. Elle ne parle jamais vraiment de littérature quoiqu’elle en dise (si ce n’est de façon fort vague). De semaine en semaine les commentaires sont les mêmes: «un livre qui nous ressemble», «la profondeur du vécu quotidien», «une héroïne vibrante s’aventure avec une blessure décoiffante dans un monde devenu sans repères», etc. Ces clichés au goût du jour ne donnent lieu qu’à des proses promotionnelles, rien d’autre.
Lors de «l’affaire Cantat» ou de «l’affaire Wajdi Mouawad», de quoi maintes personnes ont-elles menacé le TNM? De résilier leur abonnement. Indépendamment des aspects axiologiques et sociaux légitimement soulevés dans les débats, cette réaction dit tout: j’ai payé, j’ai donc droit à ce que la culture qui m’est offerte conforte ce que je pense.
Comment s’organisent les résistances et les alternatives aujourd’hui? Y a-t-il même moyens d’échapper à la perspective du marché et du discours économique sur la réalité artistique ou culturelle? Certains sous-genres résistent-ils mieux que d’autres? Les nouvelles technologies peuvent-elles avoir un impact positif?
Il faudrait d’abord insister sur la nécessité de voir l’État non pas se préoccuper de ce qui se dit et se fait dans la culture, mais soutenir les créateurs et les pratiques culturelles qui se développent à l’écart des seules lois du profit et du commerce. De ce côté il y a un urgent besoin d’hommes et de femmes d’État capables d’avoir une vision ouverte et informée de la création, laquelle exige de se souvenir du fait que l’émergence de l’art et de la littérature modernes a été liée à celui des démocraties modernes. Ces dernières ne pourraient garantir aucune liberté exigeante du citoyen si n’avait été ménagé au milieu d’elles un espace où (presque) tout peut se dire, se représenter, s’imaginer, s’inventer, même et surtout si cela accable le prince. Cet espace est celui de l’art, et il est essentiel parce qu’il affirme et confirme sur le plan imaginaire une liberté de principe qui doit être valable pour tous et sur tous les terrains.
La première source de résistance devrait donc se trouver du côté des pouvoirs publics. La seconde devrait se trouver du côté de l’enseignement non seulement parce qu’il a pour mission de former des citoyens cultivés (et non d’encourager la substitution du client au citoyen) qui seront les amateurs d’art de demain, mais aussi parce qu’il est logiquement le lieu où des valeurs comme l’aspiration à la beauté et la gratuité de certains engagements philosophiques doivent être mises en évidence. Est-ce encore le cas? Je l’espère, mais je n’en suis pas sûr.
Au niveau universitaire où j’enseigne, la prose professionnelle est gangrenée jusqu’à l’os par le discours économiste. Les étudiants sont désormais appelés des «clients», les programmes et les cours doivent être «attractifs», un cours qui n’a pas assez de clients inscrits sera annulé (tant pis pour le prof-serveur, le client est roi), les critères d’évaluation des dossiers sont arithmétiques (nombre d’articles publiés et de subventions obtenues), les programmes de subvention et leurs délicieux formulaires orientent la conception même des projets de recherche.
Tout cela est alarmant. Satisfaire un client et former un étudiant, ce sont deux choses et deux métiers différents. Il faut espérer un certain redressement de ce côté, mais il ne viendra pour commencer que des étudiants et des enseignants eux-mêmes.
Sur le plan de la création proprement dite, il faut s’en remettre aux forces vives de la culture et aux jeunes créateurs. Il y a un mot qui commence à circuler pas mal, celui d’«indignation». Il remplace celui de «contestation», qui avait pignon sur rue autrefois. Il y a donc bel et bien un début de révolte.
Du côté des commentateurs et des enseignants comme vous et moi, notre rôle est de veiller à encourager toutes les formes de créativité qui, tout en maintenant une haute exigence de qualité esthétique, travaillent à démontrer que l’art n’est pas une marchandise vulgaire ou de luxe. Il faut lire et enseigner des auteurs comme Alain Farah, Hélène Monette, Katia Belkhodja, Frédéric Valabrègue, Benotman, tout en reliant — ce lien est vital — ce qu’ils font à la plus grande tradition de la littérature critique. Sur ce plan les nouvelles technologies n’ont pas de vertu par elles-mêmes, tout dépend de ce qu’on en fait.
Si elles accroissent sans aucun doute le rouleau compresseur publicitaire et multiplient les possibilités de transformer le citoyen en client (ce à quoi risque de contribuer l’école si l’on n’y prend garde), elles sont aussi un moyen pour les jeunes artistes et aspirants-écrivains de créer du neuf, de relire les grands textes du passé, de communiquer entre eux (le danger serait cependant de créer des minicommunautés closes sur elles-mêmes) et de faire connaître leurs textes.
Propos recueillis par Stéphane Baillargeon
Le Devoir
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