Une maille à la fois

Le yarn bombing, sorte de graffiti à la laine, cherche à faire réfléchir sur l’occupation du territoire, la grisaille urbaine, la pollution publicitaire, en mettant du tricot un peu partout et surtout là où on l’attend le moins — ici, sur un poteau à Berlin.
Photo: Agence France-Presse (photo) Johannes Eisele Le yarn bombing, sorte de graffiti à la laine, cherche à faire réfléchir sur l’occupation du territoire, la grisaille urbaine, la pollution publicitaire, en mettant du tricot un peu partout et surtout là où on l’attend le moins — ici, sur un poteau à Berlin.

Une maille à l'envers, une maille à l'endroit. À l'initiative d'une artiste-tricoteuse de l'Alberta, le 11 juin devient la Journée mondiale du yarn bombing, une nouvelle forme d'art urbain engagé. Un phénomène international qui n'a épargné aucune grande ville, pas même Montréal, qui se prépare à célébrer l'événement aujourd'hui au carré Saint-Louis.

Le regard est perplexe, mais concentré. Face à un abribus de la ville, Karine, Anne et Mimi réfléchissent à voix haute. «Il faudrait au moins six mois et beaucoup de pelotes de laine», dit l'une. «Si on s'y met à temps plein, on pourrait faire ça plus vite», ajoute l'autre, la trentaine souriante et des lunettes en forme de coeur sur le nez. «Mais pour moment, l'abribus n'est pas au programme. On va plutôt se concentrer sur l'arbre que nous allons habiller samedi», ajoute la troisième.

Habiller un arbre (ou un abribus). Et avec du tricot! L'idée, qui va se concrétiser aujourd'hui au carré Saint-Louis de Montréal, peut sembler saugrenue, sauf bien sûr pour le trio, rencontré par Le Devoir plus tôt cette semaine. Elles se sont baptisées les Villes-Laines et pratiquent depuis plusieurs mois à Montréal un art urbain en émergence partout sur la planète: le yarn bombing, sorte de graffiti à la laine perpétré par des citadines qui cherchent à faire réfléchir leurs contemporains sur l'occupation du territoire, la grisaille urbaine, la pollution publicitaire, en mettant du tricot un peu partout et surtout là où on l'attend le moins.

«C'est une façon de se réapproprier l'espace public, résume Anne Buisson, jeune géographe adepte du yarn bombing. Une fois installées, ces oeuvres ont le mérite de faire parler et de faire prendre conscience de notre environnement».

Arbre, poteau électrique, parcomètre, banc public, autobus, statue historique... les tricoteuses-terroristes (les hommes étant inexistants dans ce mouvement) n'épargnent rien, pas même les icônes. La preuve: en avril dernier, une yarn bomber de Philadelphie, aux États-Unis, Jessie Hemmons, a décidé d'habiller la statue de Rocky Balboa, personnage mythique du 7e art, d'un chandail rose sur lequel on pouvait lire «Go see the art». Faut savoir: le musée d'art de la ville est situé juste en arrière.

En décembre, c'est le célèbre taureau de Wall Street qui a goûté à la mise en tricot, orchestrée par l'artiste locale Olek, qui du coup a apporté de l'eau du moulin érigé cinq ans plus tôt par Magda Sayeg, une Texane qualifiée de mère-fondatrice du yarn bombing. Ce n'est pas rien.

C'était en 2005. Pour rire, elle décide de recouvrir de tricot la poignée de porte de sa boutique de vêtements de Houston. «Je voulais simplement mettre de la couleur dans la rue», se souvient l'artiste. Le Devoir lui a parlé cette semaine. «Pour moi, c'était de la chaleur dans l'environnement urbain et quoi de mieux qu'un tricot pour le faire». L'effet fut prévisible: passants curieux, questions, rassemblements improvisés, partages, rires... Elle décide alors de poursuivre dans cette voie, une maille à l'envers, une maille à l'endroit, et d'installer une jambière sur un poteau en face de sa boutique. Le graffiti au tricot venait de voir le jour. Et sa maille principale n'est pas encore tombée.

«C'est comme un mouvement terroriste, dit en rigolant Karine Fournier, alias Tricot-pirate, artiste de la laine montréalaise. Nous sommes nombreuses, nous formons des cellules qui ne se connaissent pas et qui avancent toutes dans la même direction. Sauf que nous ne faisons pas de mal, au contraire, nous apportons du réconfort: le tricot, ça nous rappelle nos mères et nos grands-mères. C'est plein de bonnes émotions.»

«Et puis, nous ne vandalisons pas le mobilier urbain, ni les arbres, ajoute Mimi Traillette — c'est un nom d'artiste. Nous le faisons pour le protéger».

Avec plus d'une trentaine d'interventions artistiques dans l'espace montréalais à son actif, et une poignée de coups d'éclat tricotés serrés en préparation, le trio n'a pas l'intention pour le moment de sauter de maille pour être obligé de revenir en arrière. «Le tricot urbain met en relief le caractère déshumanisé de nos environnements urbains, dit Anne. Notre époque mérite plus de yarn bombing».

L'artiste tricoteuse albertaine Joann Matvichuk, le croit aussi, elle qui, par l'entremise du réseau social Facebook, a donné le coup d'envoi de la première Journée mondiale du yarn bombing. Plus de 3500 personnes ont adhéré à son projet. «Artistes du monde et de la fibre, unissons nous pendant une journée pour apporter couleurs et beauté à nos paysages urbains»... et du coup, changer la perception que l'on en a, une maille à la fois.

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