Opéra - La femme aux deux visages

Le miracle de la Salomé de Nicola Beller Carbone est son jeu permanent sur la dualité du personnage.
Photo: Yves Renaud Le miracle de la Salomé de Nicola Beller Carbone est son jeu permanent sur la dualité du personnage.

Samedi, l'Opéra de Montréal entamait une série de cinq représentations de Salomé de Richard Strauss. Cette production, mettant en vedette Yannick Nézet-Séguin dans la fosse et Nicola Beller Carbone sur scène, est bel et bien le temps fort escompté.

La soprano d'origine allemande avait été présentée comme la huitième merveille du monde par l'OdM avant sa prestation dans Tosca l'an passé. Mais une relative déception nous attendait: en matière de chant, il n'y avait pas là de quoi casser trois pattes à un canard. En un an, les choses n'ont pas changé: le volume de Nicola Beller Carbone est limité (lire «insuffisant») pour la Salle Wilfrid-Pelletier et, techniquement, les voyelles «a» et «o» prennent souvent des couleurs couvertes assez étranges.

Mais Salomé, ce n'est pas l'opéra italien, et d'autres ressorts peuvent faire triompher une chanteuse vocalement imparfaite. C'est ce qui arrive ici. Oui, Nicola Beller Carbone est belle; oui, pour les voyeurs, elle finit nue la Danse des sept voiles; et oui, elle est très investie dans le rôle. D'autres l'ont été (Catherine Malfitano et Maria Ewing, ces vingt dernières années), mais le miracle est ailleurs.

Le miracle de la Salomé de Nicola Beller Carbone est son jeu permanent sur la dualité du personnage. L'âge estimé de Salomé est autour de quinze ans et l'hiatus entre le physique requis et la voix, monumentale, nécessaire est en général inconciliable. Dans son interprétation, Nicola Beller Carbone oscille en permanence entre caprices d'adolescente et ivresses d'une femme fatale en devenir. Elle y parvient parfois dans la même phrase, par exemple dans son ultime extase morbide: «Ich habe seinen mund geküsst» («J'ai embrassé sa bouche»), d'un ton de fille qui a eu son jouet, puis, quelques secondes plus tard, «Doch es schmeckte vielleicht nach Liebe» («Cela avait peut-être le parfum de l'amour»), en pâmoison.

La petite fille gâtée est devenue une adolescente pourrie et perverse qui rêve d'une emprise par sa féminité sur tous les êtres. C'est cela Salomé et c'est ce qu'on voit. Nicola Beller Carbone n'est pas la première à le tenter, mais elle le fait avec un naturel confondant, d'autant que la dualité est également rendue dans les expressions faciales. Je n'aime pas l'anglicisme «performance», mais c'en est une, immense, troublante et bouleversante.

La réussite émane aussi de la fosse. Après Jean-Marie Zeitouni dans Werther, le retour des Québécois à l'OdM a du bon. Yannick Nézet-Séguin a déjà fait la preuve de ses affinités straussiennes. Il sculpte Salomé avec la suprême souplesse sensuelle de son Daphnis et Chloé, il soigne les coloris (les effets de vent!) et les transitions et n'écrase pas le plateau. Le début — jusqu'à l'entrée en scène de Jochanaan — est un peu trop timoré sur le plan du relief dynamique, mais cela se placera.

Si l'on oublie les comparses, allant de l'efficace à l'insuffisant (le page), le reste du plateau est au niveau, notamment Mac Master en Hérode veule un peu décati, Forst en mégère tonitruante et Hayward, un Jochanaan puissant sur scène et bien amplifié au fond de sa citerne. Tous sont aidés par le dispositif scénique en forme de porte-voix, qui empêche la déperdition acoustique. Le spectacle élégant, efficace, mais sans saveur, à l'image d'une danse raffinée, mais peu torride, est éclipsé cette fois par les prestations musicales et l'incarnation de la vedette principale.

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