Des mots pour alléger les tracas

Trop, c'est comme pas assez. Tout part de ce constat, fait un soir d'hiver 1986 par trois amis dans un restaurant de la rue des Blancs-Manteaux, dans le quatrième arrondissement de Paris: «C'était dans la nuit du Nouvel An, on s'est dit qu'il n'y avait pas assez de mots dans la langue française pour définir tous les tracas que nous vivions à l'époque. Alors, on s'est mis à en inventer.»
Depuis plusieurs minutes, attablée dans un troquet parisien, la comédienne française Christine Murillo se souvient avec plaisir, un verre de Gamay à la main, de l'aventure. Une drôle d'aventure: au cours des dernières années, avec ses potes Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann, elle a en effet, en partant de cette boutade, marqué sérieusement le monde de la linguistique. Comment? En façonnant de nouveaux mots, en donnant vie à un autre vocabulaire.Baptisée Les mots du Baleinié — en hommage au resto Le Dos de la Baleine, où est né le projet —, cette folie lexicale tient désormais dans trois dictionnaires et a même fait l'objet de deux pièces de théâtre, montées récemment en France. Elle se retrouve aussi au coeur d'un micromouvement d'inconditionnels qui rêvent, parfois avec intensité, que plusieurs de ces morceaux de langue fassent leur entrée dans le vrai dictionnaire. Par la grande porte, celle de l'Académie française. Rien de moins.
«Si ça devait arriver, on en serait bien sûr flattés. "Boulbos", un des premiers mots que nous avons inventés, est d'ailleurs celui qui mériterait le plus d'entrer dans le dictionnaire courant, dit Mme Murillo. Mais ça nous ferait aussi énormément rire.»
«Boulbos»? Le nom est masculin. C'est son préféré. Il date de 1986 et se trouve dans Le Baleinié (Seuil), volume un, avec sa définition directe et imagée qui ramène forcément des souvenirs routiers à l'esprit: «Camion qui vous masque systématiquement le panneau sur l'autoroute.» Il n'est pas très loin de «biclac» («coup de vieux pris par quelqu'un qui ne vous reconnaît pas non plus») et de «chacard» («pied de table contre lequel vous vous heurtez violemment le petit orteil»).
La délicate alchimie du mot
Le ton est donné. C'est celui de près de 432 mots élaborés savamment au fil des ans par le trio d'artistes, des abonnés des planches des théâtres parisiens, avec le sérieux et la rigueur, affirment-ils, qui sied à ce jeu très sérieux de construction langagière.
«C'est peut-être drôle à lire, mais c'est exigeant à faire», résume Christine Murillo, qui a reçu deux Molières durant sa carrière, le «premier pour le meilleur second rôle et le second pour le meilleur premier», dit sa biographie. «Aujourd'hui, nous ne faisons plus ça au restaurant, pendant la nuit. Nous avons des séances de travail au cours desquelles nous établissons les tracas à nommer, construisons la définition en discutant de chaque virgule, puis nous trouvons le mot qui vient avec», comme pour ce nouveau verbe «ruiquer», qui signifie «se couper les ongles de la bonne main avec la mauvaise».
Comble de la précision, l'invention est accompagnée, pour être mieux apprivoisée, des détails phonétiques de circonstance. Une phonétique naturelle «proche de celle qu'avait choisie Émile Littré», père du Dictionnaire Littré de la langue française, précise l'artiste.
Ce traitement, le verbe «loustaner» («cacheter l'enveloppe avant d'inscrire l'adresse qui est sur la lettre à l'intérieur») en bénéficie également. Même chose pour «belgoyer» («se pencher pour ramasser ses clefs et faire tomber stylo, lunettes, monnaie et téléphone potable»), qui, dans ce magma de créations lexicales côtoie des termes encore plus divertissants, puisqu'ils nomment l'absurde.
Des noms? Non, des mots: «canaper» — c'est un verbe —, qui signifie «arriver à l'heure mais arriver en sueur», «faplaotir» («éternuer en doublant un camion») ou encore «jouelle» («personne qui chante en même temps que le disque»).
«Depuis qu'on s'est lancés là-dedans, tous les gens que l'on croise veulent nous parler de leur tracas», lance Mme Murillo, qui dit s'en amuser tout en trouvant toutefois qu'elle en a déjà assez ainsi. «Le problème, c'est que ce n'est pas tout le monde qui est capable de cerner un bon tracas. Il faut le travailler. Un bon tracas doit être un peu plus que ce que l'humain est capable de supporter.»
Soudain, elle cherche et pense à haute voix: «Marcher dans une crotte de chien, c'est bien. Mais avec des chaussures neuves, c'est encore mieux. Après ça, on se sent tout seul. On a envie de regarder le ciel pour lui demander: "Pourquoi moi"?»
L'insupportable «wewedem»
C'est évidemment de cette logique implacable qu'est né la «cachtarque», cette «viande nerveuse sur assiette en carton», le verbe «bibouplelouler», qui signifie «mettre un jeton dans une auto-tamponneuse et s'apercevoir qu'on est seul sur la piste» ou encore le «xu», cet «objet bien rangé, mais où?» et également titre de leur premier spectacle. La «davernude» («personne qui vous embrasse comme du bon pain et dont vous êtes incapable de vous souvenir du nom»), le «néké», («guêpe qui vous suit partout où vous allez») ou encore le «wewedem» («lutte discrète entre vous et votre voisin pour la possession de l'accoudoir») sont également dignes de mention.
Au départ délire de comédiens en fin de soirée, jeu de mots pour amoureux de la langue, du rire et du cocasse, le Baleinié est depuis quelques années en train de devenir bien plus: un succès dans la francophonie, où près de 100 000 exemplaires des dictionnaires, dont le premier a été lancé fin 2003, ont été vendus à ce jour. En mai dernier, le trio a également présenté au Théâtre du Rond-Point, à Paris, la deuxième partie scénique de ce projet lexical. Intitulé Oxu — ça, c'est «l'objet qu'on vient de retrouver et qu'on reperd aussitôt» —, l'événement a fait une fois de plus sensation dans le microcosme culturel parisien. Et salle comble.
«On s'étonne de ce succès, dit la comédienne, mais en même temps on le comprend: les tracas sont universels, tout le monde vit les mêmes et est content de rencontrer des gens qui partagent des tracas avec eux.» Des gens parfois irrités par une «agroude» («léger recul de votre animal domestique qui vous fait douter de votre haleine»), frustrés par un «balostre» («itinéraire qui se perd dans un pli de la carte Michelin»), mais qui gardent le moral «en faisant reculer les emmerdements en les dénonçant sur la place publique».
Après tout, «souffrir avec précision, c'est mieux savoir vivre mal», peut-on lire en introduction de chaque dico.
«C'est sûr, ça ne règle rien, mais ça fait un bien fou. En nommant un tracas, on l'allège, on le métamorphose et finalement on le rend plus agréable puisqu'on peut en rire, en y repensant», conclut la comédienne tout en terminant son demi-pichet de vin que le garçon-de-café-trop-parisien n'avait pas voulu lui apporter parce qu'elle ne prévoyait pas manger. Un autre tracas à codifier? «Non, juste un con», dit-elle.