L'art en questions

Jacob Wren et sa bande ne choisissent pas la facilité. Devant leur spectacle déroutant mais substantiel en ce qu'il provoque de réflexions, on pense à certaines expériences de Robert Gravel, à sa théorie du non-jeu, que pratiquent à leur manière les interprètes de la dernière création de PME. Le spectacle avance sur la corde raide en soulevant de nombreuses questions: la politique, par exemple, la qualité du travail et des relations entre les humains, l'idée qu'on se fait de la beauté et, par la négative, les attentes que l'on a lorsqu'on va au théâtre.

Avant même d'entrer dans la salle, le double titre (dont les segments anglais-français n'offrent pas une traduction mais des indices complémentaires) offre au public plusieurs pistes de réflexion: qu'est-ce donc que la beauté «unrehearsed»? On peut l'entendre comme la beauté non répétée, ou non répétitive, la beauté qui échappe à la commercialisation et à l'ordre marchand. On peut aussi l'entendre comme celle qui se présente sans apprêt, non indiquée, telle quelle. Au fond, quelle est notre conception de la beauté? En quoi cette conception influence-t-elle nos rapports avec les autres?

Wren est un pince-sans-rire féroce qui pratique l'énième degré de l'ironie. Il découragera tous ceux qui viennent passivement au spectacle en attendant qu'on leur donne tout cuit de quoi se nourrir, voire du divertissement inoffensif. En réalité, le spectacle ne se «déroule» pas: il se forme sous nos yeux par accumulation de magmas de silences, de gestes ou de confidences, au fur et à mesure, comme la vie hors scène, sans fil conducteur immédiatement perceptible. Et, comme dans la vie hors scène, il y a un fil invisible qu'il faut travailler à saisir. Jusqu'à ce qu'ils montent sur scène, on ne sait trop qui sont les interprètes. Ils sont éparpillés dans la salle, assis aux tables, habillés comme tout un chacun; rien ne les distingue. Soudain, l'un d'eux vient raconter une anecdote personnelle au micro placé dans la salle. Puis, deux autres exécutent une petite danse, un troisième adopte une posture en déséquilibre. Ah, tiens! C'étaient des acteurs. Les spectateurs sont invités à venir raconter, eux aussi, des anecdotes. Une spectatrice risque de prendre le micro. Mais est-ce une vraie spectatrice ou est-ce une comédienne? Qui est qui? Nos attentes sont-elles différentes, par rapport à la beauté et au contenu de ce qui est livré, si on sait qui parle et quelle est sa fonction? Comment notre écoute s'ouvre ou se ferme-t-elle?

La déconstruction systématique des conventions théâtrales qui caractérise ce spectacle prend un sens extraordinaire; on se voit forcé de réfléchir sur ce qu'on appelle le théâtre; on écoute ces gens qui racontent leurs petites histoires, et on se rend compte qu'elles sont fascinantes dans leur simplicité. On se doutait bien que les êtres humains sont la plupart du temps extrêmement plus perspicaces qu'ils tendent à le montrer; on acquiert peu à peu la certitude que la beauté réside en grande partie dans l'écoute attentive que l'on prête au narrateur, qui n'est pas indépendante de l'angle sous lequel on consent à l'écouter. Dans les silences pleins de points d'interrogation qui suivent les (fausses?) confidences, silences respectés par Jacob Wren, qui arbore un sourire angélique les yeux baissés avant d'écorcher deux accords de guitare, les pensées et les images affluent. Ils sont vraiment beaux, ces autres dont on ne sait rien et dont on n'imaginait pas, parce qu'on se contente trop souvent de jugements hâtifs basés sur les apparences, qu'ils aient quelque chose de si intéressant à raconter, au delà de la banalité des faits.

En français comme en anglais, it's easy to criticize, précédemment créé par Jacob Wren et sa troupe, ruait déjà dans les brancards de la représentation. Unrehearsed Beauty - Le génie des autres donne un sérieux coup de balai aux fonctions et aux rôles attendus de l'acteur et du spectateur ainsi qu'à l'interactivité entre l'art et la vie.

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